Par: MasimbaTafirenyika
La fuite des capitaux ponctionnent les ressources
du continent, le privant d’investissements vitaux.
Les chiffres sont stupéfiants : entre 1980 et 2009, l’Afrique a perdu
entre 1 200 et 1 400 milliards de dollars, soit à peu près l’équivalent de son
produit intérieur brut actuel. Ces chiffres ne sont pourtant qu’une des
facettes d’un système extrêmement complexe et dont la longue histoire, rarement
évoquée sur la place publique contraste avec ses conséquences désastreuses. « L’hémorragie illicite des ressources de
l’Afrique représente près de quatre fois sa dette extérieure », constate un
rapport conjoint de la Banque africaine de développement (BAD) et de Global
Financial Integrity, une ONG américaine.
Les flux financiers illicites sont définis comme l’argent gagné
illégalement et transféré ailleurs. Il provient généralement d’activités
criminelles, de la corruption, de la fraude fiscale, de pots-de-vin et de la
contrebande.
Pour le quotidien britannique The Guardian, les
estimations de la BAD et de l’ONG américaine, aussi élevées soient-elles,
sous-estiment sans doute l’importance du problème, puisqu’elles ne reflètent
pas la perte de fonds occasionnée par le trafic de drogue et la
contrebande.
Inverser le raisonnement
« L’idée
dominante a toujours été que l’Occident injecte de l’argent en Afrique, par le
biais de l’aide étrangère et aux autres flux de capitaux du secteur privé, sans
recevoir grand-chose en retour », estime
Raymond Baker, le président de Global Financial Integrity. Pour M. Baker le
rapport contredit ce raisonnement.
L’Afrique est le créancier net du reste du
monde depuis des décennies, analyse-t-il. Pour le professeur Mthuli Ncube,
économiste en chef et vice-président de la BAD, qui est du même avis, « le
continent africain est riche en ressources naturelles. Avec une bonne gestion
des ressources, il serait en mesure de financer en grande partie son propre
développement.
La composition de ces flux contredit également d’autres idées reçues.
Selon les estimations de Global Financial Integrity, la corruption sous forme
de pots-de-vin ou de malversation ne représente que 3 % environ des flux
illicites, les activités criminelles telles que le trafic de drogue et la
contrebande, 30 % à 35 % et les transactions commerciales des multinationales,
pas moins de 60 % à 65 %.
L’argent volé par les administrations publiques
corrompues est insignifiant comparé aux autres formes de flux illicites,
explique M. Baker. L’argent illicite franchit généralement les frontières dans
le cadre du commerce international.
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Raymond Baker |
Des informations incomplètes
Un Groupe de haut niveau de dix membres, présidé par l’ancien Chef
d’État sud-africain Thabo Mbeki assisté par Carlos Lopes, Secrétaire exécutif
de la Commission économique pour l’Afrique (CEA) étudie la question.
Parmi les membres du Groupe figurent le Professeur Baker et l’Ambassadeur
nigérian SegunApata. Selon la CEA, les flux illicites réduisent les recettes
fiscales de l’Afrique, fragilisent le commerce et l’investissement, en plus
d’aggraver la pauvreté. Le rapport du Groupe sera publié en mars 2014.
La mission du Groupe s’annonce difficile. Charles Goredema, chercheur à
l’Institut d’études de sécurité basé en Afrique du Sud (ISS), note que dans bon
nombre de pays africains, les informations sur les flux financiers illicites «
sont sommaires, dissimulées dans une foule d’informations contradictoires et
éparpillées à divers endroits ». Il place les centres des impôts et les
ministères des mines en tête de liste des organes les plus réticents à
communiquer les informations.
M. Goredema estime que l’évaluation des flux financiers illicites est le
lieu de nombreuses conjectures et les chiffres varient de 50 à 80 milliards de
dollars par an. Les estimations de la CEA avancent quant à elles un chiffre
supérieur à 900 milliards de dollars pour la période 1970-2008.
« L’absence de consensus s’explique probablement par le fait que la zone
concernée est assez vaste, et par le fait que chaque organisation ne peut avoir
accès qu’à une partie de celles-ci à un moment donné », écrit M. Goredema.
Manipulation des prix
Les groupes de recherche et de pression ayant étudié la question des
flux financiers illicites voient néanmoins un lien direct entre ces flux et les
efforts de l’Afrique visant à mobiliser ses propres ressources. Malgré une
croissance annuelle de 5 % ces dix dernières années le continent peine à
mobiliser ses ressources intérieures. Cet élan économique a au contraire
provoqué une explosion des flux financiers illicites, déclare l’Ambassadeur
nigérian SegunApata.
Il existe de nombreux moyens de détourner des fonds, notamment la
surfacturation ou la sous-facturation de marchés, les prix de transfert et le
recours aux centres bancaires et financiers extraterritoriaux et aux paradis
fiscaux. Lorsqu’une multinationale décide du montant des bénéfices à attribuer
aux différentes branches d’une même société établie dans plusieurs pays, il y a
un prix de transfert, puis on détermine le montant des impôts à verser à chaque
administration publique. Les multinationales sont impliquées dans près de 60 %
du commerce mondial.
« Bon nombre de pays en développement sont dotés d’un régime de prix de
transfert faible ou incomplet », déclare The Guardian en
s’appuyant sur un document de l’Organisation de coopération et de développement
économique (OCDE), un groupe de pays à économie développée. D’après ce
document, les pays pauvres ne pèsent pas lourd dans les négociations.
«
Certains [pays] éprouvent des difficultés à appliquer ce régime en raison du
caractère lacunaire de la législation, de l’absence ou de la faiblesse des règlements
et lignes directrices à l’usage des entreprises », indique le document de
l’OCDE, ajoutant que les pays pauvres disposent d’une expertise technique
limitée pour évaluer les risques des prix de transfert, ainsi que pour négocier
des ajustements avec les multinationales.
Des refuges fiscaux extraterritoriaux
D’après le document de l’OCDE, les pays membres ne parviennent pas à
identifier les propriétaires des entreprises bénéficiaires du blanchiment
d’argent. Il accuse les membres de l’OCDE de ne pas suffisamment sévir contre
les flux illicites. L’OCDE recommande à ses membres d’investir dans les
systèmes fiscaux et anti-corruption des pays pauvres, pour obtenir de meilleurs
résultats.
Aujourd’hui, la majeure partie des flux illicites est véhiculée par
l’entremise de paradis fiscaux internationaux, déclare la Fondation Thabo
Mbeki, une ONG créée par l’ancien président. La fondation accuse les «
juridictions opaques » d’abriter des millions de sociétés écran et
fictives.
« Les pays en voie de développement perdent trois fois plus dans les
paradis fiscaux que les aides qu’ils reçoivent », a déclaré Melanie Ward dans
les colonnes de The Guardian. Mme Ward est l’une des porte-paroles
de la campagne Enough Food for Everyone IF, une coalition d’associations caritatives
réclamant des politiques alimentaires plus justes, et responsable du
plaidoyer pour ActionAid, organisation de lutte contre la pauvreté.
En 2007, un rapport de la Banque mondiale et de l’Office des Nations
Unies contre la drogue et le crime estimait qu’avec 100 millions de dollars
restitués à un pays en développement, il serait possible de financer de
nombreuses urgences. Quelques exemples : jusqu’à 10 millions de moustiquaires
imprégnées d’insecticide, 100 millions de traitements curatifs contre le
paludisme, le traitement de première intention contre le VIH/sida pour 600 000
personnes pendant un an et le raccordement de 250 000 foyers à l’eau potable ou
240 km de routes goudronnées à double voie.
Le soutien en vue de l’instauration de nouvelles règles visant à limiter
les refuges fiscaux extraterritoriaux est venu d’une source inattendue : les
dirigeants de huit des plus grandes économies mondiales, le Groupe des Huit
(G8). Touchés par la crise financière mondiale de 2008, les dirigeants du G8,
réunis lors du sommet de Lough Erne en Irlande du Nord cette année, ont pour la
première fois, présenté des lois pour lutter contre l’évasion fiscale. Ces lois
obligeront désormais les multinationales à divulguer le montant des impôts
qu’elles paient dans les pays où elles sont établies.
À l’approche du sommet, des groupes s’étaient mobilisés pour obtenir des
pays riches qu’ils établissent des lois pour la transparence de l’impôt sur les
sociétés. Parmi eux figurait l’Africa Progress Panel, présidé par l’ancien
Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan. La veille du sommet, il publiait son
rapport annuel, très critique à l’égard des lois actuelles sur la transparence
des multinationales notamment.
Actes invraisemblables
« Il est invraisemblable que certaines entreprises, souvent soutenues
par des fonctionnaires malhonnêtes, pratiquent une évasion fiscale contraire à
l’éthique et se servent des prix de transfert et de sociétés anonymes
pour maximiser leurs profits, alors que des millions d’Africains sont privés de
l’accès à une nutrition adéquate, à la santé et à l’éducation », écrit M. Annan
dans l’avant-propos du rapport. Selon lui, l’évasion fiscale est une entrave à
la répartition équitable entre les citoyens africains des bénéfices issus de
leurs abondantes ressources.
Finalement, le G8 a adopté la Déclaration de Lough Erne, qui en 10
points appelle à la révision des lois. La déclaration incite aussi les
autorités à communiquer systématiquement leurs informations fiscales aux autres
pays pour lutter contre l’évasion fiscale. Elle souligne que les pays pauvres
doivent disposer des informations et des moyens leur permettant de percevoir
les impôts qui leur sont dus. La déclaration demande en outre aux sociétés
extractives de déclarer les paiements à tous les gouvernements, qui à leur tour
doivent les publier.
Si le Financial Times a accueilli la déclaration comme
« une avancée » dans la transparence des sociétés, Sally Copley, une autre
porte-parole de la campagne IF, déclare dans un communiqué : « Le débat public
pour une répression de la fraude fiscale a été remporté, mais le combat
politique continue. » Elle souhaite que le G8 impose des règles strictes sur
l’évasion fiscale.
De son côté, le Rapport 2013 sur les progrès en Afrique,
exige des solutions multilatérales aux problèmes mondiaux car « l’évasion
fiscale, les transferts de richesses illicites et les pratiques pour fixer des
prix inéquitables sont soutenus par les systèmes commerciaux et financiers
mondiaux ». Il incite les citoyens africains à exiger de leurs gouvernements
qu’ils répondent aux normes les plus strictes en matière de propriété et de
publication, et les pays riches à exiger la même chose de leurs sociétés.
Les initiatives des institutions en Afrique et l’adoption de la
Déclaration de Lough Erne font naître l’espoir de règles strictes contre la
fuite de capitaux africains. « Saisir ces opportunités sera difficile. Les
gaspiller serait impardonnable et inexcusable », avertit M. Annan. En
attendant, le slogan de la CEA « Identification. Blocage. Réappropriation. »,
décrit bien ce qu’il convient de faire pour mettre fin à l’hémorragie.